Le Pianiste du Chelsea Arts Club
Le piano brun occupe la pièce comme un meuble-vaisseau qui le plus souvent dort, ou bien il est exposé là, dans son sommeil d'objet pesant et vaste. Mais dans le salon plein d'invités choisis et de femmes en chapeau, bientôt il s'ouvre, il se réveille et il vit : et tout ce qui l'entoure ne sort pas du piano, mais y rentre en hâte. Le piano est la machine à passion par excellence, ses allées, ses avenues, ses rires et ses sautillements sont pris d'une ivresse autonome, et l'on ne sait plus s'il existe une force humaine pour l'animer. Grand paysage de bois laqué, sofa élégant de nos tristesses, il tourne de grands bras d'appareil à songes, et tourne et retourne des lueurs de joie, des pleurs de départs, et peut-être La Poule de Rameau, pièce incongrue et acide, surgie toute vibrante d'accents soulevant des poussières de notes, vient pousser l'espace de tous côtés et nous agite. Alors nous comprenons que nous sommes nous-mêmes la métamorphose de ce que désire le grand piano qui, au gré de ses humeurs, de ses tics, de ses bonds et de ses sarcasmes qui défilent : à nous d'entrer dans le cortège bigarré d'animaux qui étalent leur voix rugueuse si haut perchée ! Dans l'ombre du salon de musique, le piano s'estompe, diminue, s'amenuise et s'efface : nous ne sommes plus que lui comme au cœur de ce tableau, passagers ou ombres chinoises courant entre les notes– notre cœur résonne et l'air le plus ancien nous fait vivre et nous fait grandir.
Eric Levergois
Philosophe
2015